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L’ACBD à Tokyo (4/5) : Les leçons de vie du rebelle Tsutomu Takahashi

 
Cet été, l’ACBD vous gâte ! À l’occasion des 40 ans de l’association, nous vous offrons une série d’entretiens exclusifs réalisés à Tokyo, sur le thème de la revue culte Afternoon – berceau de Darwin’s Incident, le lauréat de notre 17ème Prix Asie. Quatrième épisode.

Dans l’épisode précédent, le mangaka Tsutomu Takahashi s’est épanché au micro de notre envoyé spécial Frederico Anzalone, livrant les coulisses de son magnus opus autobiographique Bakuon Rettô (éd. Kana) ou du vaste récit de sabre Sidooh (éd. Panini). À titre bonus, nous avions préparé une série de questions annexes, relatives à Afternoon ainsi qu’au vécu de l’auteur (également posées à Shun Umezawa et Yuki Urushibara). Heureuse surprise : le mangaka s’est montré si amusé, si enthousiaste, que ce questionnaire additionnel a donné lieu à une seconde interview à part entière… encore plus riche en anecdotes et histoires personnelles ! Sans plus attendre, place à la voix du maître.


Son rapport à Afternoon

Que représente le magazine Afternoon pour vous ?

On peut dire que c’est un magazine de cinglé, avec ses mille pages ! Il est tellement mastoc qu’on l’appelait l’oreiller ! (rires) Bien entendu, Afternoon a une importance très particulière pour moi, car c’est là que j’ai commencé ma carrière. Je peux vous raconter mon tout premier projet. D’entrée de jeu, on m’a dit : « Dessine-nous 234 pages, on voudrait un volume entier ». Donc voilà, j’ai travaillé pendant six mois sur 234 pages de manga ! Afternoon est – et reste – un magazine dans lequel on dispose d’une grande liberté, il n’est pas enfermé dans un seul genre et c’est un endroit où l’on peut se « challenger » en tant qu’auteur. C’était le magazine idéal pour quelqu’un comme moi, qui avais différentes choses à exprimer, et aux sujets pas forcément hyper catchy. J’ai pu y déployer toute ma personnalité et évoluer. Sans Afternoon, je serais certainement dans une position différente aujourd’hui…


« Afternoon était le magazine idéal pour quelqu’un comme moi, qui avais différentes choses à exprimer, et aux sujets pas forcément hyper catchy. J’ai pu y déployer toute ma personnalité et évoluer. »
TSUTOMU TAKAHASHI


Tsutomu Takahashi, amusé par nos questions, se plonge dans ses souvenirs.

Racontez-nous une anecdote marquante liée à Afternoon.

(En s’adressant à son éditeur.) Chez Afternoon on avait quand même de l’argent, avant, non ? J’ai pu me rendre en repérage en Allemagne, par exemple, ou aux États-Unis. À New York, j’ai pu discuter avec des flics du NYPD, qui m’ont montré leurs flingues puis m’ont emmené au stand de tir pour les essayer. Et pas juste un pistolet, hein, ils ont ramené des mitrailleuses et m’ont fait tirer avec ! (rires) Quand on leur a expliqué que j’étais mangaka, ils ont tenu à ce qu’on reproduise leur job de façon très réaliste et ils se sont montrés très coopératifs. C’était marrant ! Au stand de tir, après avoir fait feu, il y avait plein de douilles par terre et ils m’ont dit « vas-y, prends-les, de toute façon c’est à jeter ». Donc on a mis plein de douilles vides dans nos valises… mais manque de bol, lorsqu’on se préparait à rentrer au Japon, il y avait eu un acte terroriste au Canada, je crois, ou un incident lié aux armes à feu, donc on s’était dit que les douilles dans nos bagages, ça n’allait pas trop le faire ! Finalement, j’ai quand même réussi à en ramener une dizaine dans un sac, et il me semble qu’on les a offertes à des lecteurs. Il y avait ce truc, à l’époque, de faire gagner un objet personnel qui appartenait à l’auteur. Sinon, toujours à propos de New York, il existait à l’époque un bureau de Kôdansha là-bas – c’était la branche Kôdansha International – et il se trouve que les policiers qui nous ont accueillis connaissaient cette entreprise. On avait donc eu droit à un traitement VIP. Vous connaissez le film Police Academy, pas vrai ? Hé bien il y a une véritable « police academy », à New York, et on nous y a emmenés. Donc on est là, en cravate, parce qu’il fallait bien s’habiller, et on commence à prendre des photos. On me met une vieille mitraillette dans les mains, avec son chargeur arrondi façon années 30, puis on me couvre la tête avec un chapeau et on me dit de prendre la pose. « Super photo ! », on me dit. Puis j’apprends… que l’arme et le chapeau avaient appartenu à Al Capone ! (rires)


« A la ‘police academy’ de New York, on me met une vieille mitraillette dans les mains, puis on me couvre la tête avec un chapeau et on me dit de prendre la pose. ‘Super photo !’, on me dit. Puis j’apprends… que l’arme et le chapeau avaient appartenu à Al Capone ! »
TSUTOMU TAKAHASHI


Parasite de Hitoshi Iwaaki, Kishiwada hakase no kagakuteki aijô de Tony Takezaki et Heaven de King Gonta, trois titres d’Afternoon qui ont marqué Tsutomu Takahashi.

Quels sont vos mangas préférés issus d’Afternoon ?

Sans hésiter, je citerai d’abord Parasite (éd. Glénat). Il faut savoir que dans le magazine, les auteurs sont en quelque sorte catégorisés par genre, et moi je faisais partie de « l’équipe drama », celle des mangas aux thèmes réalistes, au même titre par exemple que Shû Akana, l’auteur de Yûgo (inédit, ainsi que les prochains titres dans cette réponse et la suivante – NDLR). Parasite n’était pas dans cette catégorie-là, mais c’est vraiment celui qui m’a le plus marqué. Parmi ceux qui m’ont vraiment influencé, il y aurait Heaven et Jigoku no ie (« La maison de l’Enfer » – NDLR) de King Gonta. Pour moi, Afternoon était symbolisé par cet auteur et j’étais vraiment très fier qu’on m’invite à être publié dans la même revue que lui. J’ai aussi beaucoup lu Tony Takezaki, notamment son Kishiwada hakase no kagakuteki aijô (« L’amour de la science du professeur Kishiwada » – NDLR). Il nous est arrivé, à quelques reprises, de réaliser des œuvres à plusieurs auteurs, et Tony Takezaki s’était occupé des story-boards (voir photo plus bas – NDLR). Je me souviens avoir pensé que ce gars-là était un vrai prodige… Tout était parfait ! J’aimais aussi l’auteur Riichi Ueshiba… Le truc le plus marquant, dans Afternoon, c’était qu’on pouvait y publier un manga comme Doctor Nonbe, dessiné par un médecin et qui était graphiquement trèèèèès en dessous des autres. Mais il avait sa place, ça n’était absolument pas du remplissage, le magazine n’avait pas besoin d’en faire. Je me souviens aussi des mangas tout en couleurs, comme Dominator

Quels sont les auteurs d’Afternoon avec qui vous vous entendez particulièrement bien ?
Aujourd’hui encore, je m’entends bien avec Shinichi Hiromoto, l’auteur de Yôsai Gakuen et de STONe. À une époque, on allait boire ensemble tous les soirs dans le quartier de Kôenji. (rires)

Dans l’ouvrage Daigassaku (« Grande œuvre commune »), paru en 2002 au Japon, les auteurs d’Afternoon ont signé des mangas collaboratifs et autres fanarts de leurs séries respectives. Ces travaux avaient été réalisés à l’occasion des 10ème et 14ème anniversaires de la revue.

« A l’âge de 18 ans, j’ai été arrêté par la police et on m’a placé dans un centre de détention pour jeunes où je suis resté pendant un mois, avant de suivre un programme de réinsertion.»
TSUTOMU TAKAHASHI


Ses leçons de vie et points de bascule

Racontez-nous un moment qui a changé votre vie.

(Il réfléchit très longtemps.) Il y en a plein… mais je cherche un truc qui soit un peu émouvant ! Ok, si je dois citer un seul point de bascule, le plus important aura été d’avoir arrêté l’école, à une époque où ce choix rimait avec « c’est fini pour toi, tu n’auras pas d’avenir ». A l’âge de 18 ans, j’ai été arrêté par la police et on m’a placé dans un centre de détention pour jeunes où je suis resté pendant un mois, avant de suivre un programme de réinsertion durant le mois suivant. Dans mon cas, il s’agissait de travailler, sous surveillance, sur un marché aux fruits et légumes. A l’époque, je sortais avec une fille qui travaillait au même endroit et que je connaissais depuis quelques années. J’étais fou amoureux d’elle et ses parents m’aimaient bien – son père était un ancien voyou, donc il avait de l’affection pour moi. J’avais laissé tomber les bôsôzoku mais j’avais encore mon groupe de rock, c’était mon horizon. Mais finalement, je me sentais si bien dans cette vie-là que je commençais à m’imaginer travailler, épouser cette fille, suivre le parcours qui se dessinait… Et juste à ce moment-là… elle m’a largué ! (rires) Du jour au lendemain, je n’avais plus aucun intérêt à ses yeux. Et l’excuse qu’elle m’avait sorti, c’était qu’elle était amoureuse de Kôji Kikkawa, un chanteur beau gosse de l’époque ! (rires) C’est vraiment là que « la machine s’est mise en route » en moi, si je puis dire. Je voulais montrer à cette fille qui j’étais, prendre ma revanche sur cet échec. Mais aujourd’hui, je lui suis extrêmement reconnaissant de m’avoir envoyé bouler, parce qu’avant ça j’étais à deux doigts d’abandonner la musique et le manga, les deux voies que j’avais à l’esprit. Elle a tout balayé et ça m’a fait revenir vers ce à quoi je me destinais. Sans ça, je n’aurais certainement pas connu la carrière que j’ai eu.

Éprouver son corps et sa tête… dans les champs de cacahuètes. Une scène de Bakuon Rettô qui fait écho à la jeunesse de l’auteur.


En dehors du manga, y a-t-il un film, un morceau de musique ou encore un livre qui a modifié votre vision du monde et construit la personne que vous êtes ?

Il y en a énormément ! Quand j’étais petit, j’ai vu La Grande évasion, avec Steve McQueen, et j’ai découvert que le héros d’un film pouvait perdre à la fin. Après s’être échappé, il se fait rattraper par la Gestapo et certains de ses potes se font fusiller. Il ne « perd » pas complètement mais… pour moi, ça a été très marquant, j’ai pris conscience qu’une histoire pouvait se dérouler « différemment ». Mais euh… si on commence à aller par-là on n’a pas fini, hein ! Si vous regardez derrière vous, il y a une lithographie d’Akira Kurosawa tirée du film Ran ; je peux évidemment vous citer Les Sept Samouraïs de ce réalisateur… En manga, j’ai parlé d’Ashita no Joe, bien sûr, mais je dois aussi insister sur Shinji Mizushima et sa façon de représenter les corps. A l’époque où il dessinait, la notion de droits d’auteur était plus vague et il est évident que Mizushima s’inspirait de photos prises pendant des matchs de base-ball, mais il ne s’agissait pas de bêtes reproductions, l’auteur déformait les corps d’une façon qui lui était propre, avec un réel talent pour leur donner du poids et de la consistance. Suite à son succès, beaucoup d’auteurs ont commencé à créer des mangas de base-ball inspirés de Mizushima… mais ça revenait à s’inspirer des dessins de quelqu’un qui s’était inspiré de photos ! On se retrouvait avec des personnages ratés, « déformés » de la mauvaise manière. En tout cas, aujourd’hui encore, quand je dessine un manga d’action comme Tetsuwan Girl (inédit) ou Black-Box (éd. Pika), je me réfère à ce que j’ai appris de Shinji Mizushima. D’ailleurs, pour revenir aux points de bascule de ma vie, j’en ai un en rapport avec cet auteur. Quand j’étais gamin, il existait ce qu’on appelait les « ateliers ambulants », c’est-à-dire qu’un dessinateur et son staff se déplaçaient dans un centre commercial et qu’on leur réservait un coin, pour que les visiteurs puissent assister au travail du mangaka derrière une paroi vitrée. Évidemment, j’avais demandé à ma mère de m’emmener voir Mizushima. Ça peut paraitre prétentieux de le dire comme ça mais, autant c’était très impressionnant à voir, autant je m’étais dit qu’il dessinait à la va-vite, pas du tout consciencieusement ! (rires) Il était là, à fumer clope sur clope, tout en dessinant hyper vite. J’en parle comme d’un point de bascule parce qu’on me dit souvent que je dessine vite ; il est probable que j’ai intégré cette image de Mizushima en moi, qu’elle est rentrée dans mon ADN et m’a conduit à travailler rapidement, moi aussi…

Les mangas du vétéran Shinji Mizushima (à gauche : Yakyû-kyô no Uta, « Le poème de la folie du base-ball », 1972) ont influencé les séries d’action de Tsutomu Takahashi, comme Tetsuwan Girl ou Black-Box.

« Mon idée, c’était que si j’arrivais à reproduire en manga ce truc que j’avais vécu en écoutant les Sex Pistols, alors je réussirais mon pari.»
TSUTOMU TAKAHASHI


Ah et je peux vous citer un dernier point de bascule. Celui-là, je n’en ai pas pris conscience après coup : je me suis immédiatement dit que ma vie allait changer. Il s’agit du jour où j’ai écouté pour la première fois les Sex Pistols. Un de mes amis m’avait invité chez lui, parce qu’apparemment il fallait absolument que j’écoute ça. Mon pote a lancé l’album, on l’a écouté en entier… et je me souviens ex-ac-te-ment de tout. Autant le son que la couleur de la chambre, les odeurs, mes émotions… J’étais un gamin qui ne pigeait rien à l’anglais, et pourtant je ressentais un truc très fort, presque mystique si vous voulez, qui dépassait la simple compréhension des mots et s’adressait directement aux sens. Là, je me suis dit qu’on pouvait retrouver la même chose en manga, qu’il était possible d’exprimer par la mise en scène des choses « invisibles » et qui relèvent du ressenti. Mon idée, c’était que si j’arrivais à reproduire en manga ce truc que j’avais vécu en écoutant les Sex Pistols, alors je réussirais mon pari. D’ailleurs, à l’inverse, le jour où je me contenterai de dessiner, juste comme ça, sans qu’il n’en émane absolument rien… il faudra que j’arrête le dessin !

Que l’on se rassure, Tsutomu Takahashi ne semble pas prêt de raccrocher la plume !

« J’étais fier de moi, persuadé d’être un génie du manga… et l’éditeur m’a complètement détruit. Mes planches étaient nulles, qu’il m’a dit. Pour moi c’était clair : adieu le manga, j’allais reprendre mon groupe de musique… »
TSUTOMU TAKAHASHI


C’est une très belle conclusion, merci !

(Alors que nous sommes sur le point de quitter son atelier, l’auteur reprend la parole pour un dernier récit.)

À l’époque où je voulais me lancer dans le manga, je n’avais pas lu de magazine de prépublication depuis quatre ou cinq ans. Je lisais juste des volumes reliés chez les copains, de temps en temps. Je me suis donc rendu en librairie, la tête pleine d’idées toutes faites sur les shônen et les mangas d’action, tout ça… Et je suis tombé sur le magazine Morning. Dedans, il y avait un manga de Kaiji Kawaguchi, Actor (inédit – NDLR), et le chapitre s’appelait « La carpe d’or ». On y voyait un personnage imposant, qui portait un magnifique kimono arborant une carpe dorée… J’ai pris une claque. « Quelle liberté on donne à ces dessinateurs ! », je me suis dit. C’était là qu’il fallait que j’aille. J’ai cherché l’adresse de la rédaction, renseignée à la fin de la revue, et j’ai pris rendez-vous pour présenter mes planches. Sur place, j’ai été reçu par le responsable de Kaiji Kawaguchi ! J’étais fier de moi, persuadé d’être un génie du manga… et l’éditeur m’a complètement détruit. Mes planches étaient nulles, qu’il m’a dit. Pour moi c’était clair : adieu le manga, j’allais reprendre mon groupe de musique… L’éditeur m’a demandé ce qu’il devait faire de mes planches et je lui ai dit de les jeter. Sauf qu’il ne l’a pas fait, il les a présentées à un concours de jeunes auteurs du magazine et le rédacteur en chef s’est dit que « ce gamin-là en avait sous le pied », qu’il avait une marge de progression intéressante. Trois mois plus tard, j’ai reçu un coup de fil. C’était l’éditeur de Kawaguchi. « Bon, ben… t’as reçu un prix pour ton manga. Ça te dirait d’aller bosser comme assistant chez Kaiji Kawaguchi ? » (rires) J’ai eu un sacré coup de chance ! ●

Sans le manga Actor (1985) de Kaiji Kawaguchi, Tsutomu Takahashi ne serait pas devenu l’auteur qu’on connaît.

Entretien réalisé par Frederico Anzalone
Traduction
Thibaud Desbief
Photos
Yohan Leclerc et Frederico Anzalone
Remerciements
Oscar Deveughele, Jules Kollisch, Stéphanie Nunez, Natan Paquet, Naoyuki Suzuki, Tomoyo Tsuno, Kaoru Yoshitake

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