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L’ACBD à Tokyo (2/5) : Rencontre avec Shun Umezawa, l’auteur de Darwin’s Incident

Darwin' incident Tome 6

 
Cet été, l’ACBD vous gâte ! À l’occasion des 40 ans de l’association, nous vous offrons une série d’entretiens exclusifs réalisés à Tokyo, sur le thème de la revue culte Afternoon – berceau de Darwin’s Incident, le lauréat de notre 17ème Prix Asie. Deuxième épisode.

Shun Umezawa n’a pas toujours connu le succès. Actif depuis 1998, ce quadragénaire a longtemps officié dans le format court, enchaînant les portraits cyniques du genre humain et autres nouvelles de SF. Si certains de ses recueils ont été traduits en italien ou en espagnol (notamment Utopias, réédité l’an dernier au Japon), nous n’avons pas découvert l’auteur avant Darwin’s Incident (éd. Kana), sa première série longue et sa première véritable réussite commerciale. Dans cette œuvre qui compte déjà six tomes traduits, un hybride mi-garçon mi-chimpanzé – le « humanzee » – voit secrètement le jour au sein d’un laboratoire californien. Il sera baptisé Charlie, adopté par un couple humain et son existence secouera une société américaine déjà au bord de l’implosion. L’ACBD lui a décerné son Prix Asie en 2023, saluant l’habile mélange entre spectacle musclé et réflexion existentielle. Si Shun Umezawa se déclare pessimiste, il se montre d’un tempérament avenant et nous a accordé, tout sourire, un long entretien depuis les hauteurs de la tour Kôdansha. De toute évidence, sa gaieté n’est pas étrangère à la bonne réception de son manga, dont une adaptation animée est d’ores et déjà prévue.


Que ressentez-vous en voyant que Darwin’s Incident, manga au cadre occidental mais conçu pour le marché japonais, intéresse les lecteurs et obtient un succès critique en France ?

Pour tout vous dire, j’espérais dès le départ que Darwin’s Incident puisse s’exporter à l’étranger, vu que son contenu s’y prêtait. Il se trouve que très rapidement, avant même que le manga fasse parler de lui au Japon, on a reçu une offre de publication en français… au tirage initial supérieur à celui de l’édition japonaise ! C’était une super nouvelle. Du coup, si je dois émigrer quelque part un jour, ce sera en France ! (rires)

Shun Umezawa, l’heureux auteur de Darwin’s Incident.

Il semble qu’au Japon, Darwin’s Incident n’a pas immédiatement fonctionné. Pourquoi, d’après vous ? 

Hé bien… (rires) C’est la vérité, ça n’a pas trop marché au départ. On s’est même demandés s’il fallait arrêter la série, parce que jusqu’au deuxième tome elle n’arrivait pas à trouver son public. Selon moi, il y avait deux raisons à cela. La première est que les lecteurs ne savaient pas trop comment appréhender mon histoire – comment il « fallait la lire », en quelque sorte –, qui n’était pas tout à fait du divertissement. La seconde est que je ne jouissais sans doute pas d’assez de crédit, aux yeux des lecteurs qui me découvraient avec ce manga, pour aborder des sujets aussi sensibles et controversés. Et c’était encore pire, j’imagine, s’ils allaient voir ce que j’avais dessiné auparavant.

Comment appréhendez-vous la sortie du manga aux États-Unis, qui est le lieu où se déroule le récit ? 

Il est vrai que c’est un peu comme si ce manga « retournait à sa source ». J’en suis à la fois content et anxieux. En tout cas, si des lecteurs américains me disent que les États-Unis que je dessine ne correspondent pas à la réalité, j’essaierai de prendre en compte ces retours ou, du moins, de leur répondre du mieux que je le peux.

Le « humanzee » Charlie, héros de Darwin’s Incident.

Darwin’s Incident est votre première série longue. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur des nouvelles (avec un certain succès, puisque certaines ont été portées à l’écran et que vos recueils ont été traduits en italien ou en espagnol) pendant près de vingt ans avant cela ?

On me le demande souvent… Disons que quand on travaille sur une série longue, il faut veiller à sa réception, aux commentaires des lecteurs, s’inquiéter de si la série continuera ou non… Ces considérations n’existent pas lorsqu’on planche sur des œuvres courtes, qui ne sont évidemment pas soumises à ce genre de « sanctions ». Par ailleurs, si je me suis particulièrement impliqué dans le format court, c’est aussi tout simplement parce qu’il m’intéresse beaucoup. Mais donc, cette fois-ci, pourquoi ai-je changé de fusil d’épaule ? On va dire que j’ai vécu plus longtemps que je le pensais… et j’ai pris ça comme un signe qu’il me fallait dessiner une série longue. (rires)

Plus longtemps que vous le pensiez ?! Comment ça ?

(rires) Vous savez, lorsqu’on dessine des nouvelles, on vit à la petite semaine : on paie son loyer, on s’achète à manger, puis quand on n’a plus d’argent on refait une petite histoire pour pouvoir à nouveau payer son loyer, manger, éventuellement sortir un petit peu… Je me disais que répéter ce cycle était le meilleur moyen de mourir jeune, parce que ce style de vie n’est pas sain pour le corps. Or, il se trouve que j’ai survécu et que je possède un peu plus que le nécessaire pour payer mon loyer et tout le reste, donc autant en profiter pour faire de nouvelles choses. Je vois la suite de ma vie comme du « bonus », si vous voulez !

Son rapport à Afternoon

Que représente le magazine Afternoon pour vous ?
J’ai un double point de vue. En tant qu’auteur, c’est un magazine envers lequel je suis extrêmement reconnaissant, car il m’a accueilli en son sein et m’a permis de réaliser mon premier manga au long cours. Ensuite, en tant que lecteur, je ne l’ai pas forcément suivi avec une grande assiduité et je ne le connais pas extrêmement bien, mais je peux dire que ce magazine a une forte identité sans pour autant se renfermer dans une sorte d’élitisme. En somme, Afternoon trouve l’équilibre entre un contenu à la fois très pointu et accessible à un large public.

Quels sont vos mangas préférés issus d’Afternoon ?
Je vais évidemment citer Parasite (éd. Glénat) de Hitoshi Iwaaki : c’est un manga très important pour moi et sans lui, je n’aurais jamais découvert Afternoon. A part ça, les titres qui me viennent à l’esprit sont Tsuki ni Hoeran nee (inédit) de Yukiko Seike, Undercurrent (éd. Kana ; lauréat du Prix Asie-ACBD en 2009) de Tetsuya Toyoda, qui a été récemment adapté au cinéma, et le recueil d’histoires courtes Machiawase (inédit) de Yûichi Tanaka, que j’ai trouvé très intéressant.

Racontez-nous une anecdote liée à Afternoon.
Ma meilleure anecdote est que mon manga a été publié ! (rires) C’était totalement inattendu et inespéré, je le souhaitais plus que tout au monde et cela s’est réalisé…

Quels sont les auteurs d’Afternoon avec qui vous vous entendez particulièrement bien ?
Malheureusement, je pense que je ne connais aucun auteur du line-up actuel. Mais celui que j’aimerais rencontrer est évidemment Hitoshi Iwaaki…
(L’éditeur Kôji Terayama intervient.) Une fois par an, chez Kôdansha, nous organisons une grande fête à laquelle nos auteurs sont conviés. Hélas, le Covid est arrivé juste après que Darwin’s Incident a commencé sa parution, et toutes les fêtes suivantes ont été annulées ! Sans le Covid, M. Umezawa aurait pu vous dire des choses très intéressantes ! (rires)

L’œuvre de jeunesse Utopias (2006), collection de nouvelles au ton acerbe, ici dans sa réédition de 2023.

 
Diriez-vous que vos œuvres, de vos histoires courtes à aujourd’hui, sont liées par une continuité thématique ?

Probablement, oui. Avant Darwin’s Incident, mes histoires traitaient de personnes en inadéquation avec la société. Il y avait une part de moi dans ces récits, car j’étais un peu dans ce cas-là également… On peut dire que Darwin’s Incident est une extension de ce sujet, dans la mesure où il s’agit, cette fois, de la difficulté qu’ont les hybrides à s’intégrer dans la société humaine.

Darwin’s Incident serait-il une forme d’aboutissement ou de synthèse thématique de vos œuvres ?

Je n’ai pas fait ça consciemment mais, oui, ce manga est sans doute l’aboutissement de tout ce que j’ai réalisé jusqu’à présent.

En revanche, si vos premières œuvres se voulaient trash et provoc’ (on y sent l’influence de Hideki Arai, l’auteur de The World is Mine, que vous revendiquez), votre approche actuelle est bien moins furieuse et encolérée. Est-ce un assagissement ?

En effet, mes précédentes œuvres contenaient une forte part d’ironie, d’agressivité et de provocation, mais je pense que dans le cadre d’une série longue, ça serait épuisant pour le lecteur de rester aussi longtemps dans ce style d’ambiance. Par ailleurs, je confirme m’être assagi avec l’âge : j’ai maintenant dépassé les quarante ans et, plutôt que de rejeter la vie comme c’était le cas auparavant, je suis plus enclin à accepter ma condition.

La difficulté de s’intégrer à la société, sujet récurrent chez Shun Umezawa.

« Je me suis assagi avec l’âge : plutôt que de rejeter la vie comme auparavant, je suis maintenant plus enclin à accepter ma condition. »
SHUN UMEZAWA


Pourquoi rejetiez-vous la vie ?

Je suis quelqu’un de pessimiste. Il me parait difficile de ne pas l’être, lorsqu’on regarde la réalité en face… Par ailleurs, comme j’ai toujours eu du mal à m’intégrer dans la société, cela a fait naître en moi de la colère et toutes sortes de sentiments négatifs.

Il y a quelques années, vous avez réalisé un manga sur la propriété intellectuelle (Kaizoku-tachi no iru tokoro, « Là où se rencontrent les pirates »), que vous diffusez vous-même en version « pirate » sur votre site ! Par ailleurs, le premier chapitre de Darwin’s Incident est proposé sous licence Creative Commons. Quel est votre rapport à la propriété intellectuelle ?

Bon, évidemment, le sujet est difficile à aborder en présence d’un éditeur ! (L’entretien se déroule en présence de Kôji Terayama, le responsable éditorial de Shun Umezawa.) En tout cas, je m’intéresse effectivement à cette question et je trouve, d’une manière générale, qu’il y a trop de protection autour des propriétés intellectuelles. Je pense notamment aux brevets liés aux médicaments, qui sont très – et parfois trop – encadrés, alors que c’est typiquement le genre de chose qui devrait davantage profiter à l’ensemble de la société. Je peux aussi vous dire, par exemple, que je ne suis pas trop attaché au fait de devoir attendre 75 ans pour qu’une œuvre passe dans le domaine public.

Kôji Terayama, responsable éditorial de Darwin’s Incident, et le mangaka Shun Umezawa.

Darwin’s Incident présente une pluralité d’opinions, incarnées par divers personnages, notamment en ce qui concerne l’alimentation carnée et l’élevage industriel. Où vous situez-vous sur cet échiquier ? Vous considérez-vous comme un défenseur de la cause animale ?

Travailler sur Darwin’s Incident m’amène à consulter de nombreuses sources de documentation et celles-ci font évoluer ma pensée, ainsi que ma position, quant à la consommation de viande. Je ne dirais pas que je me considère comme un défenseur de la cause animale et je ne vais pas jusqu’à être végan. Disons que je me définirais comme un « végétarien soft » et que j’essaie de limiter mon impact, à l’échelle individuelle, sur le genre animal.
(Kôji Terayama intervient.) A mon avis, si l’on se positionne dans l’un des deux camps, il devient compliqué de continuer à dessiner…
(Shun Umezawa reprend.) Moi, ma démarche est de veiller à ce que mon manga soit intéressant, sans y mettre l’intégralité de mes opinions, car ce n’est pas ici l’objectif.

Y a-t-il tout de même un personnage dont les opinions seraient proches des vôtres?

Aucun personnage ne parle en mon nom ou ne représente ce que je suis, mais il peut arriver que certaines répliques reflètent ce que je pense. Par exemple, lorsque je fais parler Bert dans certaines scènes des deux premiers tomes, je suis d’accord avec ce qu’il dit. Mais ça ne signifie pas que ce personnage incarnera mes opinions tout au long du récit.


« Quand je raconte une histoire, je le fais en tant que citoyen et il m’est impossible d’effacer cette part de moi : consciemment ou non, elle imprégnera mon manga. »
SHUN UMEZAWA


Pensez-vous qu’il soit possible, aujourd’hui, de dessiner du manga qui soit à la fois un divertissement populaire et une œuvre ouvertement engagée, comme pouvait l’être un Gen d’Hiroshima ? (Paru entre 1973 et 1985 au Japon, il s’agit du premier lauréat de notre Prix Asie, en 2007 – NDLR)

En réalité, je pense qu’il existe aujourd’hui des tas de mangas qui traitent de politique ou de sujets de société contemporains et ce, sous différentes formes – même de façon indirecte, par le prisme de la fantasy ou de l’imaginaire. Personnellement, quand je raconte une histoire, je le fais en tant que citoyen et il m’est impossible d’effacer cette part de moi : consciemment ou non, elle imprégnera mon manga. Le divertissement, ça n’est jamais à 100% du divertissement. Même si je n’affiche pas une position politique aussi clairement et publiquement qu’un Sartre, je pense qu’il est impossible de créer une œuvre qui ne prenne pas du tout position sur la société actuelle et je crois que les artistes doivent en être conscients.

Vous définiriez donc votre travail comme une façon d’inviter les lecteurs à la réflexion sans pour autant les orienter ?

Tout à fait, je n’ai absolument aucune envie d’asséner un jugement ou d’imposer mes idées aux lecteurs. Je veux leur laisser le soin de réfléchir par eux-mêmes, pour qu’ils puissent se positionner comme ils le souhaitent.

Vous qui êtes porté sur l’éthique et les sujets de société, quel est votre regard sur la « crise » de l’intelligence artificielle qui touche le monde artistique ? Êtes-vous inquiet qu’une ligne de commande suffise à générer une image ?

Je ne suis pas un spécialiste de l’IA, donc je n’ai pas grand-chose à dire, mais je pense que le sujet contient plusieurs couches qu’il faut prendre le temps de décortiquer. L’intelligence artificielle représente-elle un danger ? Oui, en fonction de jusqu’où on la développera et on la laissera s’impliquer dans notre société. Le pire scénario consiste à penser que l’IA prendra le contrôle de la société et ça, je l’admets, c’est anxiogène. Mais bon, de toute façon, il faudra voir comment cela évolue. Pour ce qui est de la création artistique, je suis assez optimiste en fait. Si chacun a désormais accès à ces outils génératifs, qu’il en soit ainsi : cela redistribuera les cartes et l’on créera alors en réfléchissant différemment.

L’existence de Charlie changera-t-elle la face du monde ?

« Je n’ai absolument aucune envie d’asséner un jugement ou d’imposer mes idées aux lecteurs. Je veux leur laisser le soin de réfléchir par eux-mêmes, pour qu’ils puissent se positionner comme ils le souhaitent. »
SHUN UMEZAWA


Ses leçons de vie et points de bascule

Racontez-nous un moment qui a changé votre vie.
Il y en aurait plusieurs mais ils sont négatifs… (rires) On va éviter de les mentionner. Si je regarde du côté positif, je dirais que toutes les bonnes critiques que j’ai reçues pour Darwin’s Incident constituent un tournant dans ma vie.

Vous ne receviez précédemment que des critiques négatives ?
Non non, j’avais reçu des encouragements pour mes œuvres précédentes, mais j’étais dans un état qui ne me permettait pas de réellement les entendre… Et puis, de toute façon, ça n’avait pas eu d’impact en termes de ventes, donc ça n’a pas constitué un tournant dans mon existence. Alors que pour Darwin’s Incident, le changement s’est fait sentir.

Avez-vous un « dieu » en matière de manga ? Un ou des auteurs de référence qui continuent de vous accompagner spirituellement ?
Je respecte et j’admire beaucoup de mangakas, mais de là à employer le mot « dieu »… Je pense qu’il n’existe pas de dieu dans ce domaine-là et je n’ai pas envie d’en créer un. Mais sinon, je citerai évidemment Hitoshi Iwaaki et Hideki Arai – comme vous le savez déjà – ou encore George Akiyama (auteur d’Anjin-san, éd. Le Lézard noir). J’ai un immense respect pour eux.

Avez-vous rencontré Hideki Arai ?
Oui, j’ai eu cette chance ! On a mangé ensemble et je pense que j’ai rarement été aussi stressé ! (rires) Mais j’en garde un très bon souvenir, c’était vraiment agréable.

En dehors du manga, y a-t-il un film, un morceau de musique ou encore un livre qui a modifié votre vision du monde et construit la personne que vous êtes ?
Les œuvres qui m’ont construit sont en particulier celles que j’ai rencontrées quand j’avais entre 10 et 20 ans. Pour citer quelques noms, j’ai été très influencé par George Orwell ou Fiodor Dostoïevski, et j’aime également beaucoup Emil Cioran, un auteur d’origine roumaine qui écrivait en français. D’une certaine manière, Cioran est peut-être à l’origine de mon pessimisme…

Que retenez-vous de votre carrière et de votre vie jusqu’ici ?
Je retiendrai que ma vie est faite d’imprévus. De ce fait, il m’est extrêmement difficile de faire des plans à long terme. C’est un peu la leçon que je retiens de ma vie jusqu’à présent. (rires)

Entretien réalisé par Frederico Anzalone
Traduction Thibaud Desbief
Photos Yohan Leclerc et Frederico Anzalone
Remerciements Oscar Deveughele, Stéphanie Nunez, Natan Paquet, Kôji Terayama, Tomoyo Tsuno, Kaoru Yoshitake

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