Cet été, l’ACBD vous gâte ! À l’occasion des 40 ans de l’association, nous vous offrons une série d’entretiens exclusifs réalisés à Tokyo, sur le thème de la revue culte Afternoon – berceau de Darwin’s Incident, le lauréat de notre 17ème Prix Asie. Premier épisode.
Quel est le point commun entre des mangas aussi variés que Blame!, Mushishi, Parasite, L’Habitant de l’infini, Vinland Saga, Bakuon Rettô ou, plus récemment, Darwin’s Incident, Blue Period et L’ère des cristaux ? Tous sont parus, sous forme d’épisodes, dans le légendaire mensuel Afternoon des éditions Kôdansha. Autre similitude : chacun porte une proposition singulière, souvent appuyée par un graphisme exquisément ouvragé. Car telle est la ligne éditoriale de cette revue décloisonnée : publier tout type d’œuvre, mais toujours avec exigence.
Ainsi, Afternoon est depuis janvier 1986 l’un des principaux pourvoyeurs d’une forme de manga à la fois pointue et accessible. Ses titres suscitent régulièrement l’intérêt de nos adhérents japonophiles et ont remporté à deux reprises notre Prix Asie : Undercurrent de Tetsuya Toyoda en 2009, Darwin’s Incident de Shun Umezawa en 2023. L’automne dernier, notre émissaire Frederico Anzalone (coordinateur du Prix Asie) a donc franchi la porte du grand immeuble Kôdansha, à Tokyo, pour passer l’après-midi chez Afternoon et questionner trois membres de la rédaction au sujet des coulisses de leur métier.
Comment êtes-vous, chacun, arrivés chez Afternoon et quel(s) rôle(s) y avez-vous occupé jusqu’à présent ?
Akira KANAI : J’ai commencé ma carrière dans Morning, qui est la revue « mère » d’Afternoon, et j’y ai occupé le poste d’éditeur jusqu’en 2002. Ensuite, j’ai été muté au Weekly Shônen Magazine. C’est dans cette revue que Makoto Yukimura a commencé Vinland Saga (éd. Kurokawa) en 2005. Mais il n’arrivait pas à tenir le rythme hebdomadaire et, après négociation, il a été transféré dans le mensuel Afternoon, plus adapté à sa cadence de travail. C’était en décembre 2005. Comme je suis l’éditeur qui a « découvert » Yukimura et qui l’a suivi au fil de son parcours, on m’a demandé de l’accompagner et d’aller moi aussi chez Afternoon. J’y suis entré en février 2006, j’y ai travaillé jusqu’à aujourd’hui et j’en suis le rédacteur en chef depuis huit ans.
Kôji TERAYAMA : Pour ma part, j’ai intégré Kôdansha dans le but de devenir éditeur de manga. En revanche, je n’ai pas commencé dans ce secteur mais au Shûkan Gendai, une revue orientée sujets de société. J’ai alors postulé pour être muté au Morning et j’ai eu le chance d’être admis. J’y suis resté sept ans, dont deux durant lesquels j’ai rempli la fonction de rédacteur en chef du Morning Two. J’ai notamment encadré le manga L’Atelier des Sorciers (éd. Pika), que beaucoup de lecteurs français lisent aussi. Puis, j’ai été transféré chez Afternoon, où je suis éditeur depuis quatre ans, notamment en charge de Darwin’s Incident (éd. Kana) et de A Journey beyond Heaven (éd. Pika).
Jules KOLLISCH : Quant à moi, j’ai officiellement intégré Kôdansha en 2021… mais c’était en pleine période de Covid, donc je n’ai pas pu entrer sur le territoire japonais. C’est pourquoi j’ai commencé par une période de télétravail. J’étais alors rattaché au département général de Kôdansha et, comme je me trouvais en France, j’en ai profité pour coupler ça avec un stage de quatre mois aux éditions Pika. Heureusement, les frontières ont ensuite rouvert et, dès qu’une fenêtre s’est présentée, j’ai pu obtenir mon Visa pour me rendre au Japon. Une fois arrivé, j’ai intégré la rédaction d’Afternoon et j’y suis désormais co-responsable éditorial sur plusieurs séries, dont Vinland Saga et Wandance (éd. Noeve Grafx). Bien sûr, je suis maintenant en mesure de proposer mes propres auteurs… mais je ne peux pas encore en parler. (sourire)
Afternoon a été lancé en 1986 et il s’agissait donc, comme vous l’avez dit, d’un dérivé du magazine Morning. Quel était alors le positionnement éditorial d’Afternoon ?
A.K. : Je n’y étais pas encore en 1986 – à l’époque j’étais encore étudiant –, donc je tiens mes informations des précédents rédacteurs en chef. À l’origine, le concept de Morning était de publier les plus intéressants mangakas japonais, dans l’idée que cela donnerait des œuvres elles aussi intéressantes. Dans le cas d’Afternoon, il s’agissait de viser plus large, sans se limiter aux auteurs locaux. On y accueillait donc des artistes venant de tous les pays et même de la bande dessinée française. C’était la principale différence, au départ, entre les deux revues.
Quelles étaient les œuvres et auteurs phares des premiers temps d’Afternoon ?
A.K. : Ils n’était pas présents dans le line-up originel, mais ceux qui ont porté le magazine durant ses dix premières années – et qui en font d’ailleurs toujours partie – sont Kôsuke Fujishima, l’auteur de Ah ! My Goddess (éd. Pika) et Hitoshi Iwaaki, de Parasite (éd. Glénat).
« Les signatures étrangères se sont petit à petit raréfiées dans le magazine. Cependant, nous essayons aujourd’hui d’inverser la tendance en intégrant des auteurs étrangers et, ainsi, de revenir à ce qui faisait le cœur d’Afternoon. »
AKIRA KANAI
Vous évoquiez la présence d’auteurs étrangers : en trouvait-on d’emblée, dès les premières années ?
A.K. : Tout à fait, et même en proportion importante. Il y avait des Français, des Taïwanais… Hélas, il était difficile d’organiser des réunions éditoriales fructueuses, parce que les moyens technologiques n’étaient pas ceux d’aujourd’hui et que la barrière de la langue constituait un obstacle important. Pour cette raison, mais aussi parce que les résultats n’étaient pas à la hauteur des espérances, les signatures étrangères se sont petit à petit raréfiées dans le magazine. Cependant, nous essayons aujourd’hui d’inverser la tendance en intégrant des auteurs étrangers et, ainsi, de revenir à ce qui faisait le cœur d’Afternoon.
Comment la ligne éditoriale d’Afternoon a-t-elle évolué avec le temps ? Peut-on distinguer des périodes assez nettes ?
A.K. : C’est une question difficile. Je dirais que la ligne éditoriale change en fonction du rédacteur en chef, car chacun appose sa marque. Le premier estimait que de bons mangas – quelle que soit l’origine des auteurs, donc – feraient un bon magazine. Le deuxième, pour sa part, avait plutôt tendance à s’appuyer sur la frange dite « otaku » (le noyau dur des fans – NDLR) du lectorat. Ce n’est pas moi qui ai impulsé la direction actuelle d’Afternoon mais j’estime que ce qui caractérise aujourd’hui la revue est de proposer du contenu de haute qualité et ce, sans se limiter à tel ou tel genre de récit.
D’ailleurs, de manière concrète, comment se décide le contenu du magazine ? Suivez-vous des tendances ? Veillez-vous à équilibrer le sommaire d’une certaine façon ?
A.K. : D’une manière générale, on ne se préoccupe pas de la notion d’équilibre. Notre méthode est assez classique : on tient des réunions, où nos auteurs présentent leurs projets sous la forme d’un story-board, puis ces projets deviennent des séries si les éditeurs sont convaincus, et ces séries trouvent éventuellement le succès. C’est un processus qui fonctionne bien. Ça va vous paraitre un peu mystique mais, souvent, quand on essaie de sortir de ce schéma-là, on se plante. Comme on dit, pour être en bonne santé il faut manger quand on a faim et ne pas se forcer à manger quand on n’en a pas envie. En clair : lorsqu’on pense que quelque chose correspond au magazine, on y va. Mais on ne fait pas de calculs pour équilibrer le magazine parce qu’on sait, par expérience, que ça ne fonctionne pas.
Comment se positionne Afternoon dans la galaxie des revues de prépublication de manga ? Quels sont vos concurrents ?
A.K. : Je pense qu’Afternoon est assez unique, en fait. Mais je ne le dis pas avec fierté, il faut plutôt prendre le mot « unique » au sens « esseulé », un peu comme les îles Galápagos. (rires) On n’a pas de rivaux parce qu’on est un magazine très particulier, sans équivalent, donc on n’a pas la sensation de se partager un marché bien précis avec d’autres magazines.
Afternoon possède toutefois un magazine dérivé, le good!Afternoon. Comment est-il né et quel est son positionnement par rapport au magazine principal ?
A.K. : Le good!Afternoon a été lancé en 2008. Aux alentours de 2006-2007, il existait – chez Kôdansha comme ailleurs – une mode des magazines « supplémentaires », qui sortaient en complément d’un grand titre déjà installé. C’est à cette époque que le Morning a vu naître le Morning Two. Phénomène du hasard, ces magazines secondaires ont vu émerger de gros succès, comme par exemple L’Attaque des Titans (éd. Pika), qui a été publié dans un titre marginal. Cet exemple s’est répété et on nous a alors « intimé l’ordre » de lancer un dérivé d’Afternoon. Or, difficile de créer une version dérivée d’un magazine dont le concept est « tout est possible, on publie des mangas de tous les genres » ! Après réflexion, l’angle adopté a été de viser un lectorat plus jeune. Les trois lignes directrices étaient « un peu plus jeune », « un peu moins cher » et… disons, « un peu moins intello ».
Vous travaillez, tous les trois, pour Afternoon comme pour good!Afternoon ?
A.K. : En fait, les éditeurs ne sont pas affectés à l’un ou l’autre magazine. C’est le contenu du manga qu’ils supervisent qui déterminera s’il faut plutôt le publier dans Afternoon ou dans good!Afternoon. Plus généralement, le travail que nous effectuons au sein de notre rédaction peut prendre divers « chemins » : par exemple, ça ne me dérange pas que Jules, dans le cadre de son travail chez Afternoon, suive un auteur dont l’œuvre sortira d’abord en France et ensuite ici.
Y a-t-il des mangakas publiés ailleurs que vous rêveriez d’accueillir dans Afternoon ?
(Akira Kanai invite Kôji Terayama et Jules Kollisch à parler.)
K.T. : Hein ? (rires) C’est toujours délicat de parler en présence de son rédacteur en chef ! Ce que je peux vous dire, c’est qu’un aspect important de notre métier consiste à aller « draguer » les auteurs des autres maisons d’édition pour tenter de les avoir chez nous un jour. Ça s’est passé de cette façon pour les mangakas des séries que je vous citais, L’Atelier des sorciers et Darwin’s Incident. Mais pour vous répondre : quels sont les auteurs que j’aimerais faire venir chez nous ? Hé bien… je ne vous le dirai pas, je protège mes informations ! (rires à l’unisson)
J.K. : Pour ma part, plutôt qu’aller chercher des auteurs extérieurs, j’aimerais faire revenir des signatures qui étaient précédemment dans Afternoon. Je pense à Tsutomu Nihei ou à Tsutomu Takahashi (cet auteur sera l’objet de notre troisième épisode – NDLR)… Mais sinon, si je dois faire parler mes goûts personnels, parmi les auteurs qui sont édités ailleurs j’aimerais qu’on publie Jirô Matsumoto ou Shin’ichi Sakamoto.
Comment faites-vous pour « draguer » un auteur ? Vous dégotez le nom de leur bar préféré avant de vous y rendre ? (rires)
K.T. : (rires) Ça dépend, chaque éditeur a sa propre manière de procéder, qui correspond finalement à sa personnalité. Par exemple, certains se rendent dans les séances de dédicace et approchent les mangakas de manière assez classique, je dirais, c’est-à-dire en tentant de les aborder pour ensuite discuter avec eux de ce qu’ils aiment, etc. Dans mon cas, j’essaie de pointer quelles difficultés l’auteur a pu rencontrer jusque là et de voir comment on pourrait, ensemble, rendre possible ce qu’il n’a pas encore réussi à faire.
A.K. : Tu te la joues un peu trop, là ! (rires)
J.K. : Evidemment, on peut aussi se servir des outils numériques d’aujourd’hui, comme Twitter ou Instagram. Parfois, les auteurs ont un compte et peuvent être contactés directement. Dans d’autres cas, ils ont un représentant et on demande alors à celui-ci de nous mettre en relation.
A vrai dire, j’ai pris l’exemple du bar parce qu’un mangaka me l’a cité. Un éditeur insistant, qui le suivait partout, était allé déposer des planches dédiées au dessin de manga dans un bar où l’auteur avait ses habitudes, en disant à la tenancière : « Donnez-lui ça, qu’il nous dessine un manga ! »
K.T. : (rires)
A.K. : Qui était le mangaka ?
C’était Baron Yoshimoto (ancienne légende du manga, qui paraitra prochainement chez Le Lézard noir – NDLR) et l’histoire date des années 1970.
(Tout le monde pousse un « Aaaaah. » entre amusement et admiration.)
A.K. : Génial.
K.T. : C’est vrai qu’il y a des éditeurs capables de faire ça… Mais pas moi, en tout cas !
Si vous pouviez relancer ou rebooter une série parmi celles publiées par le passé dans Afternoon, laquelle choisiriez-vous ?
A.K. : Aucune en particulier, pour ma part.
K.T. : Hum, question difficile. Parasite Reversi (éd. Glénat) est un peu dans ce cas-là…
J.K. : Moi, comme je le disais tout à l’heure, j’aimerais faire revenir certaines signatures historiques d’Afternoon, mais je n’ai aucune envie de les faire reprendre une œuvre qu’ils ont déjà dessinée. Dans le cas de Tsutomu Nihei, par exemple, même si Blame! (éd. Glénat) est mon manga préféré, je ne souhaite pas demander à l’auteur de réaliser quelque chose qui y ressemble. Les auteurs changent, leur travail évolue avec le temps, donc autant les lancer sur quelque chose de neuf.
Jules, vous qui êtes Français, qu’est-ce qui est comme vous l’imaginiez dans ce métier et qu’est-ce qui ne l’est pas ?
J.K. : Il faut savoir que j’ai été embauché chez Kôdansha directement après l’université, donc je ne peux pas trop comparer avec les autres maisons d’édition. Même si j’ai effectué un stage chez Pika, le travail était totalement différent car il s’agissait là-bas de gestion de licences acquises et pas de création de contenu. Chez Afternoon, au rang des différences par rapport à ce que j’imaginais, je citerai le fait que quand on est éditeur, on ne s’occupe pas que de la partie création. Il y a un volet administratif non négligeable : on s’occupe des contrats des auteurs, des droits internationaux… Il faut être multi-tâches.
« En tant qu’éditeur, notre énergie se répartit entre les différentes séries qu’on supervise mais l’auteur, lui, mise tout sur son unique série. Lorsqu’il lance un manga, il joue toute sa vie… »
KÔJI TERAYAMA
Qu’est-ce que ça fait, quand on est responsable éditorial, d’avoir le pouvoir d’influer sur des publications en cours, dont on est peut-être soi-même fan ?
J.K. : On ressent bien sûr une grande responsabilité et beaucoup de pression, à l’idée d’éventuellement influencer le travail de l’auteur. D’autant plus lorsqu’on est, comme moi, très fan des séries sur lesquelles on travaille. Mais avec l’expérience, je comprends de mieux en mieux ce que l’auteur a envie de réaliser et je ne l’emmènerai évidemment pas vers des pistes qu’il ne veut pas emprunter. De toute façon, quels que soient les conseils qu’on leur donnera, les mangakas talentueux et expérimentés feront le tri, ils ne garderont que ce qu’ils ont envie de garder. Donc la pression de l’éditeur s’amoindrit. Mais plutôt que de parler de pression ou de responsabilité, je suis surtout très honoré de pouvoir travailler sur de telles séries… S’il peut y avoir une toute petite trace de mon travail dedans, même microscopique, j’en serai vraiment heureux.
K.T. : J’ajouterai qu’il existe deux cas de figure bien distincts : celui où l’on hérite d’une série en cours – on est alors le deuxième, troisième, quatrième responsable… – et celui où l’on a soi-même lancé la série dans le magazine. Dans le premier cas (je l’ai vécu avec Drifting Dragons), je dis toujours aux auteurs qu’il ne faut pas s’attendre à ce que ça soit pareil qu’avec mon prédécesseur. Ça sera forcément différent. Mais je leur explique humblement qu’il vaut mieux profiter de cette différence : je ne pourrai pas faire aussi bien que l’ancien responsable dans certains domaines mais les auteurs arriveront peut-être, avec moi, à réaliser des choses qu’ils ne réussissaient pas auparavant. Dans le second cas, celui où j’ai moi-même initié un projet, je ressens un mélange d’excitation et d’anxiété à l’idée de soumettre une œuvre à l’approbation du public pour la première fois… Je me sens évidemment très impliqué. Par ailleurs, il faut prendre conscience d’une chose : en tant qu’éditeur, notre énergie se répartit entre les différentes séries qu’on supervise mais l’auteur, lui, mise tout sur son unique série. Lorsqu’il lance un manga, il joue toute sa vie… C’est une vraie responsabilité pour l’éditeur. Bien sûr qu’on adore le manga sur lequel on travaille… mais ça ne suffit pas, il faut ensuite gagner l’adhésion du lectorat et le soutien des libraires, dans un marché aujourd’hui très concurrentiel.
« Quels que soient les conseils qu’on leur donnera, les mangakas talentueux et expérimentés feront le tri, ils ne garderont que ce qu’ils ont envie de garder. »
JULES KOLLISCH
Qu’est-ce qu’un éditeur ne devrait jamais dire à un mangaka, d’après vous ? A l’inverse, qu’est-ce qu’un mangaka ne devrait jamais dire à un éditeur ?
A.K. : Fondamentalement, il ne devrait pas y avoir de choses à ne pas se dire. Ou alors une seule : l’éditeur ne doit jamais mentir aux auteurs. Le mangaka passe des heures et des heures à réfléchir à son histoire, à dessiner son story-board, puis on en débat lors de longues réunions… Après avoir investi autant de temps et d’énergie, on a tendance à s’auto-persuader que le résultat sera forcément bon, donc à le lire avec des œillères plutôt que de façon objective. Or, parfois, le boulot n’est pas à la hauteur. Évidemment, l’éditeur veut se lier d’amitié avec son auteur, avoir une relation privilégiée avec lui… mais si ce n’est pas bon, il faut le dire et demander de recommencer. C’est le rôle de l’éditeur, il doit veiller à la qualité du travail. Quant au mangaka, que devrait-il s’abstenir de dire ? Je ne sais pas trop. Au fond, le duo éditeur-auteur est pour moi assez proche d’une relation amoureuse. Dans un couple, il y a des choses à se dire et d’autres à garder pour soi, des lignes à ne pas franchir. Lorsque quelque chose ne va pas, il faut bien sûr en parler. Mais il ne faut pas non plus se priver de complimenter, de féliciter l’autre, même si tout n’est pas parfait. Souvent, c’est ce qui permet à un couple de fonctionner et ça s’applique aussi au duo éditeur-auteur.
Comment faire pour gérer la fatigue d’un auteur et l’empêcher de se surmener ?
A.K. : (rires) On a pu se rendre compte, ces cinquante dernières années, que le monde du manga japonais était rempli d’accros au travail qui ont tendance à trop se donner, que ça soit du côté des auteurs ou des éditeurs… Cela dit, je pense qu’Afternoon est le magazine où il est le plus facile, pour un auteur, de prendre des congés et ne pas être publié chaque mois de manière systématique. Je trouve que c’est une bonne chose.
K.T. : Ne dites pas ça ! (rires)
A.K. : C’est-à-dire qu’avant d’être rédacteur en chef, j’étais l’éditeur de Makoto Yukimura sur Vinland Saga, qui pour diverses raisons rendait souvent ses planches en retard… Sachant cela, vous imaginez bien qu’il serait malvenu de ma part, maintenant que je suis aux commandes, d’aller dire aux auteurs : « Hors de question de prendre du repos, merci de rendre les planches à temps. » (rires)
K.T. : On se réunit fréquemment avec nos auteurs et il faut être attentif aux moindres signes de fatigue ou autres. Par exemple, on peut constater que le dessin des story-boards est moins bien fini que d’habitude ou encore que la voix de l’auteur a changé. Il faut alors demander si tout va bien et, si ce n’est pas le cas, on conseille à l’auteur d’aller se coucher, en lui disant de ne pas s’en faire et qu’on s’occupera du reste. C’est important, de rester ainsi vigilant.
J.K. : Et puis il y a aussi le cas des auteurs émergents, qui cherchent à entrer dans la profession. Vous savez, ceux-là exercent souvent une autre activité en plus du dessin, donc ils ont un agenda très chargé. Il faut rester conscient des conditions dans lesquelles ils produisent ce qu’on leur demande et comprendre qu’une tâche qui semble, d’ordinaire, très simple à exécuter, peut s’avérer très compliquée en fonction de la situation professionnelle ou familiale de la personne.
« Au fond, le duo éditeur-auteur est pour moi assez proche d’une relation amoureuse. »
AKIRA KANAI
Nous allons également nous entretenir avec Tsutomu Takahashi, Yuki Urushibara et Shun Umezawa. Quelle est pour vous la place de leurs œuvres Bakuon Rettô, Mushishi et Darwin’s Incident dans l’histoire du magazine ?
A.K. : Bakuon Rettô a marqué une forme de changement pour le magazine. Avant cela, on revendiquait le fait de publier tout type de manga dans Afternoon, mais on n’avait encore publié aucun manga sur les délinquants. En fait, les auteurs publiés dans le magazine étaient plutôt des gens qui avaient été victimes des voyous, et non pas d’anciens acteurs de ce monde-là. Le fait de publier Bakuon Rettô a définitivement prouvé que, oui, on pouvait dessiner n’importe quel genre dans Afternoon. D’ailleurs, c’est également une œuvre à part dans la carrière de son auteur, car il s’agit à ma connaissance de la seule qui soit aussi autobiographique. Mushishi a une autre particularité : c’était LE manga qui portait le magazine, à une époque où celui-ci connaissait des temps difficiles. Quant à Darwin’s Incident, il est trop tôt pour savoir quelle est sa place dans la « frise chronologique » de la revue, mais une chose est certaine, ce manga marque un tournant dans la carrière de son auteur. Jusqu’à présent, il avait dessiné des histoires cyniques, parfois très provocatrices, alors qu’il s’agit cette fois d’une œuvre plus apaisée et à même de toucher un plus large public. ●
Entretien réalisé par Frederico Anzalone
Traduction Thibaud Desbief
Photos Yohan Leclerc et Frederico Anzalone
Remerciements Stéphanie Nunez, Tomoyo Tsuno, Kaoru Yoshitake